Psychiatrie clinique, biologique et thérapeutique

Les soignants en rempart

Mis à jour le mardi 21 avril 2020

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Nous consacrons 100% de notre temps à cette crise sanitaire. Médecin psychiatre responsable d’un pôle dans un hôpital psychiatrique parisien, j’ai pris quelques minutes pour en témoigner au nom de tous les soignants, et pour prendre la mesure de ce qui nous attend. 

Nous sommes au tout début d’une catastrophe annoncée. Ces dernières années les postures et les impostures se sont multipliées sur la puissance de la technologie : nous serions à l’ère de l’homme augmenté, et l’homme qui vivra 1000 ans serait déjà né. Aujourd’hui, en 2020, des milliers de femmes et d’hommes vont mourir d’un virus que rien ne semble arrêter. Contraste saisissant entre des fantasmes de science-fiction et la réalité implacable de la biologie. Le réveil est douloureux, en forme de chute d’Icare.

Les psychiatres n’ont pas à porter de jugement sur les décisions du gouvernement. Il est extrêmement difficile en 2020 de passer des enjeux éreintants de l’économie mondiale à l’immédiateté d’une catastrophe sanitaire. Pour nos gouvernants comme pour chacun, la réalité bouleverse tous les repères. Les psychiatres que nous sommes, habitués des enjeux symboliques, pointons bien sûr les incohérences des discours : demander de voter et penser que les Français n’y entendront pas une invitation à profiter du printemps ? Le vote n’est il pas le symbole de la liberté des peuples ?

Les psychiatres que nous sommes, sous-mariniers de la société et de ses affres, observons les tensions nouvelles. Cette crise est étonnamment révélatrice des inégalités : ceux qui fuient dans leur maison de campagne et ceux qui s’entassent dans des barres HLM, ceux qui lisent du Tolstoï et ceux qui s’abreuvent de fake news et de porno en premium, ceux qui se demandent comment s’occuper en touchant leur salaire et ceux dont la petite entreprise en semi-faillite achève de rendre l’âme. Et tous ceux qui continuent à travailler, parce qu’ils n’ont pas le choix.

Je veux surtout décrire ce que vivent les soignants dès aujourd’hui. Ils sont le rempart dressé devant la catastrophe. Ils sont au cœur de la tempête. 

Contagion et impréparation

Ce virus se propage à grande vitesse, il est très contagieux. La mécanique de ses conséquences est implacable. Pour une minorité de patients, ce virus conduit à des complications graves. Pour ceux là des soins en réanimation seront nécessaires, pour soutenir leur fonction respiratoire défaillante. Si cette fraction de quelques pourcents s’applique à des millions de personnes, cette fraction représente beaucoup de monde.  Beaucoup  trop de monde. Il ne fait aucun doute que nos réanimations seront très vite saturées. Nos collègues soignants en réanimation ont fait tout leur possible pour élargir leurs capacités. Mais elles restent limitées par le nombre de respirateurs disponibles. Alors le plus tragique se jouera en dehors des réanimations. 

C’est déjà le cas. Que faire d’un patient faisant une hémorragie méningée ou un infarctus du myocarde et nécessitant une prise en charge en soins intensifs ? Comment faire face à un afflux aux urgences des hôpitaux alors que l’aval est chroniquement insuffisant ?

L’aval ce sont avant tout les lits permettant d’hospitaliser des patients. Les services hospitaliers ont en un temps record augmenté leurs capacités et fait sortir des patients encore trop fragiles pour libérer des lits, ce qui a parfois été déchirant. Mais même ainsi le tri a déjà commencé aux urgences, faute de solution d’aval. Et que dire de ces myriades de Français qui consultent habituellement leur médecin traitant pour un oui ou pour un non, et qui découvrent que le système de soin est entièrement mobilisé par la crise à venir ?

Il faut ajouter une réalité, celle de l’impréparation de notre système de soins. Prenons l’indice le plus flagrant : la pénurie de masques. Aujourd’hui en 2020 dans un pays aussi développé que peut l’être la France, nous avons dû soigner sans masque un virus respiratoire. Nos collègues en ville, en première ligne, ont du recevoir des patients potentiellement contaminés sans pouvoir se protéger, et donc en devenant eux même des sources potentielles de contamination. A l’hôpital, certaines grandes structures, telles que l’APHP, ont été un peu moins touchées par la pénurie, et tant mieux. Dans mon hôpital, la pénurie a été immédiate. Le GHU Psychiatrie et Neurosciences, né récemment du regroupement de l’ensemble des hôpitaux psychiatriques intra muros dont Sainte Anne,  reçoit 70 000 patients par an et compte 1000 lits d’hospitalisation. Mais nos tutelles nous avaient oubliés ! Le stigma des troubles mentaux est décidément incommensurable : en 2020 on peut oublier les patients et leurs soignants avec eux. 

La psychiatrie dans la tourmente

Faute de consignes sur les modalités de port du masque, des équipes ont utilisé le peu de masques disponibles. Des stocks entiers ont été volés, aggravant massivement la pénurie. Alors en psychiatrie il a fallu faire sans masque, largement. Nombreux sont ceux qui ont fabriqué leurs masques à partir de soutien-gorge et autres bricolages de fortune. L’image est belle, et il est tentant de se réjouir de cette protection toute maternelle, mais la réalité est toute autre : on ne sait rien de la protection procurée par ces masques, et en pratique on s’y étouffe. Littéralement.

Dès dimanche dernier, le 15 mars, il a fallu remplacer au pied levé le médecin d’astreinte, qui avait 39 degrés. Pour montrer l’exemple à ses équipes son remplaçant est rentré dans la chambre d’une jeune étudiante agitée et toussant. Il est entré sans masque. Est-ce héroïque ? Non c’est lamentable. Lamentable de devoir faire ainsi par la force des choses. Devant une chaine de commandement incapable de prendre des décisions censées (on le savait en temps de paix, espérions nous un sursaut en temps de guerre ?), j’ai dû donner des consignes pour les 600 soignants du pôle dont j’ai la responsabilité pour réserver les masques aux situations les plus à risque. Et puis la question des masques s’est doublée de celle des désinfectants. Il a fallu faire fabriquer un équivalent de Solution Hydro-Alcoolique avec les moyens du bord. Et être imaginatif pour ce faire, à partir des stocks d’alcool pur dans le laboratoire d’anatomie pathologique,  en cherchant, en vain, à récupérer de l’eau oxygénée auprès des coiffeurs et entreprises alentour, tout cela en plein Paris en 2020 !

Les coréens nous ont montré la voix. Le titre du film coréen ayant connu un immense succès, Parasite, semble a posteriori prémonitoire quant à l’avance de la Corée en matière de maladies infectieuses. Il est difficile de tirer toutes les leçons de l’efficacité de la Corée du Sud à ce jour, mais il semble que la discipline des concitoyens, la disponibilité des masques et des désinfectants y soient pour beaucoup. La politique de test également, qui a été extensive. A ce jour nous avons très peu testé, 38 tests pour l’ensemble du GHU. Et que dire des hôpitaux psychiatriques isolés, à distance de toute équipe de soins somatiques ? En la matière Sainte Anne est favorisé par rapport à bon nombre des hôpitaux psychiatriques, et à Sainte Anne déjà les conditions de soin sont ubuesques.

Limitation ou arrêt des thérapeutiques actives (LATA)

Il faut aussi préciser ce que les euphémismes veulent cacher. Par exemple la Limitation ou d'arrêt des thérapeutiques actives, cette limitation des soins habituellement désignée par l’acronyme LATA. C’est une réalité terrible, que de ne pas soigner comme le devrait être une personne en 2020. C’est décider qu’elle mourra, alors qu’elle aurait eu de bonnes chances de vivre en temps normal. C’est porter une responsabilité incommensurable. L’essentiel se joue d’ores et déjà en dehors des réanimations, pour en protéger les capacités : par la limitation des soins pour des patients qui en temps normal auraient bénéficié des techniques de réanimation. Et qu’en sera-t-il pour les patients hospitalisés en psychiatrie ? Selon toute vraisemblance le stigma les marquera à nouveau de son fer rouge. Et il ne s’agira pas alors que de limitation des soins, mais aussi d’une démarche active augmentant le risque de décès d’un patient. Prenons un exemple concret du quotidien de la psychiatrie : comment maintenir isolé un patient fébrile qui ne comprend pas, du fait de ses troubles, la nécessité de cet isolement ? En lui donnant des traitements sédatifs puissants, qui aggraveront sa détresse respiratoire si elle survient,  donc en accélérant son décès ?

Tout cela vous paraît virtuel ? La psychiatrie ne vous concerne pas ? C’est les autres et pas vous ? Je pourrais vous rappeler que la schizophrénie affecte 1% de la population générale, les troubles bipolaires 2% et la dépression touche une personne sur 5 au cours de sa vie. Le confinement vous fait peut-être ressentir certains symptômes (ruminations anxieuses, détresse, cauchemars, sentiment de perte de sens, etc…) que d’autres subissent au quotidien depuis des années. Mais soyons plus concrets encore. Pensez donc aux épisodes pathologiques de l’héroïne de la série Homeland, Carrie Mathison. Vous aurez alors en tête une jolie blonde, remarquablement intelligente, qui à chaque saison sauve des vies, et qui par moments perd pied. Eh bien c’est elle dont je parle quand j’évoque la terrible dilemme moral que les soignants vont très probablement rencontrer : celui de risquer de provoquer sa mort pour maintenir son isolement. Ce pourrait être Carrie Mathison, votre voisin, votre sœur, vous-même. Et si Carrie Mathison ne vous suffit pas, pensez donc à un autre personnage souffrant de trouble bipolaire dont le nom est sur toutes les lèvres (sous les masques) : Churchill. « Je n'ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur », déclamait-il le 13 mai 1940. Certains rêvent aujourd’hui de la force d’un tel discours. Je préfère celle de 1942, qui ouvre une perspective « Ce n'est pas la fin. Ce n'est même pas le commencement de la fin. Mais, c'est peut-être la fin du commencement ». Que ceux qui rêvent de Churchill sachent que des patients qui auraient pu prononcer ces mots, ou mieux encore qui l’incarnent, dans toute leur humanité, vont mourir demain. 

Que les Français sachent que des soignants feront tout leur possible pour les sauver mais vivront des dilemmes terribles. Ils le feront au risque de leur propre santé et de celle de leurs proches, tout autant exposés malgré eux. Chaque soir à 20h les applaudissements des Français les confortent, s’il en était besoin, dans leur vocation. Mais déjà ils s’épuisent. Et déjà ils craignent le sort des lendemains de guerre, l’oubli actif, le refoulement psychique et physique des Poilus et autres anciens combattants. La France saura-t-elle se souvenir ? En attendant les soignants sont en rendez vous, en rempart. 

Raphaël Gaillard
Professeur de psychiatrie à l’Université de Paris Chef de pôle à Sainte Anne

 

Vous pouvez lire cet article sur le site du Monde : https://www.lemonde.fr/

Pour aller plus loin dans l’assistance psychiatrique et psychologique en cas de crise, deux ressources :

 

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