Psychiatrie clinique, biologique et thérapeutique

Hyperthymie, dépression, alcoolisme

Mis à jour le mercredi 21 novembre 2012

dans

Antoine Del Cul et Henry Cuche

Félix, âgé de 47 ans, en arrêt de travail depuis 4 mois, il est menacé de perdre son emploi de directeur commercial.

Les symptômes dépressifs sont faciles à appréhender : hyperémotivité, réveils précoces, difficultés de concentration et surtout idées de mort qui s’imposent par bouffées. D’ailleurs, il a fait une tentative de suicide médicamenteuse il y a 4 mois, début de la prise en charge. Le patient rapporte une irritabilité et une impulsivité marquées, se traduisant parfois par des accès de colère explosive, qu’il ne parvient pas à contrôler malgré les reproches itératifs de son entourage.

L’arrêt de travail, les traitements antidépresseurs (DEROXAT, puis EFFEXOR) n’ont pas entrainé l’amélioration escomptée.

Félix apparait accablé, désabusé, fatigué, soucieux néanmoins de donner une bonne image et sensible à un accueil un peu chaleureux et compatissant.

Il livre volontiers un discours pessimiste et culpabilisé exprimant le sentiment d’en «avoir trop fait depuis toujours ». Non seulement il est menacé dans son travail, mais sa femme parle de séparation depuis quelques années, ses enfants démontrent un esprit d’indépendance signifiant, selon lui, qu’il est disqualifié comme père.

Depuis quelques années il prend STILNOX et LEXOMIL de façon régulière mais « modérée, ajoutant même « de façon normale » médicaments prescrits par un médecin généraliste, le patient s’étant refusé à consulter un psychiatre. Le DEROXAT a entrainé des nausées, très importantes au début, atténuées par la suite, mais incompatibles avec une vie normale. Il a été impossible de dépasser un comprimé par jour. On a renoncé à cette molécule après un mois de traitement. L’EFFEXOR a provoqué des sudations profuses et pas d’effet thérapeutique évident à 150 mg/j et même à 225 mg/j sur 6 semaines environ.

L’histoire de Félix peut se résumer de la façon suivantes : 3ème d’une fratrie de 5, enfant d’une famille modeste, qui aurait pu être heureuse dit-il, si l’alcoolisme du père n’avait dominé la chronique familiale par des colères homériques. Très rapidement il a eu le sentiment qu’il lui faudrait « se débrouiller tout seul ». L’éloignement par rapport à la famille s’est confirmé quand son frère aîné toxicomane s’est suicidé à 25 ans.

Félix après son « bac » est engagé dans une entreprise familiale de confitures. D’abord représentant, il finit directeur commercial d’une entreprise devenue européenne.

Cet autodidacte s’est toujours montré généreux dans l’action, charismatique et efficace auprès de ses troupes, sensible aux encouragements et compliments de son « patron », lequel a fait un AVC il y a un an, il est moins présent. Son métier, sa réussite impliquaient beaucoup de temps à l’extérieur, beaucoup de repas « arrosés » et peu de présence à la maison. Les week-ends, il dormait…

Le surmenage, la culpabilité, associée au sentiment de réussite sociale pour la famille, l’alcool entrainaient de nombreuses scènes familiales dominées par l’incompréhension réciproque.

Il avait le sentiment que la vie lui échappait comme « le sable entre les doigts » dit-il.

Beaucoup de repas, beaucoup d’alcool ont conduit à un surpoids (107 kg pour une taille de 178 cm) avec diabète et excès d’acide urique et hypertension artérielle ; lui se croyait porteur d’une excellente santé, n’ayant jamais été malade.

Il a réussi à arrêter son tabagisme (30 à 40 cigarettes/jour) il y a 6 mois, ce qui l’avait rendu optimiste quant à ses possibilités d’arrêter l’alcool. Il y croit de moins en moins, révélant sa passivité masqué par son apparence d’hyperactif.

Démarche diagnostique et thérapeutique

Décision d’une hospitalisation :

Nous avons proposé à ce patient l’hospitalisation pour plusieurs motifs :

Pour réaliser un sevrage de l’alcool, même si celui-ci peut se concevoir en ambulatoire. Nous pensons en effet, que l’hospitalisation est le plus souvent la meilleure façon d’entreprendre le traitement de la maladie alcoolique. Nous pensons aussi que la durée de l’hospitalisation est bien supérieure au temps nécessaire au sevrage physique et nous demandons au patient de prévoir deux à trois semaines d’hospitalisation pour initier le traitement.

  • L’hospitalisation a été proposée aussi pour une mise à distance des stimulations habituelles, premier acte thérapeutique. Il a ressenti une sédation de l’angoisse et de la souffrance morale dès les premiers jours de l’hospitalisation.
  • L’hospitalisation signe le fait qu’il s’agit de maladie. Ce message a généralement un effet positif sur l’entourage et favorise la revalorisation narcissique du patient. Elle facilite la prise en charge du patient et la mise en place des mesures assurant le sevrage, mais surtout les aides permettant de maintenir au mieux l’abstinence : éducation thérapeutique, groupe d’affirmation de soi, entretien quotidien avec son psychiatre.
  • Selon un paradoxe apparent, ce type de patient, autodidacte hyperactif, supporte mieux le fait de l’hospitalisation que l’arrêt de travail à domicile. La difficulté a été de faire admettre au patient qu’il était mieux pour lui, compte tenu des circonstances, d’être absent (même hospitalisé) plutôt que d’être présent au travail en mauvais état.
  • L’hospitalisation a été facilitée du fait que le patient a une assurance complémentaire efficace. Cet aspect matériel des choses doit être absolument bien évalué avant toute prise de décision.

S’agit-il d’une dépression résistante ?

La dépression du patient n’a pas répondu ni au Déroxat, ni à l’Effexor.

La définition de dépression résistante souffre d’un manque de consensus, les principaux éléments sont :

  • deux antidépresseurs appartenant à deux classes différentes ;
  • dose suffisante, soit une dose équivalente à 300 mg /jour d’Imipramine sur une durée de 4 à 6 semaines minimum ;

Ce patient a eu deux antidépresseurs, sont-ils véritablement de classe différente ?

  • 2 cp/jour de Déroxat, 300 mg d’Effexor. Il n’y a pas eu de taux plasmatique des antidépresseurs demandé, il aurait entre autre illustré la bonne observance vraisemblable du patient.

On retiendra des facteurs de résistance :

  • l’alcoolisme et les interactions médicamenteuses pharmacocinétiques (inhibition du cytochrome P 450).

Les principaux facteurs de résistance nous apparaissent liés aux troubles psychiatriques comorbides :

  • l’anxiété et les traits de personnalité ;
  • la perte de son tuteur (patron qui a fait un AVC).

Autant d’éléments qui chez ce patient font augmenter considérablement le risque suicidaire, thème qui a pesé dans la proposition d’hospitalisation. Cette dernière a en plus réduit la comorbidité anxieuse dont on connait l’importance dans le passage à la chronicité.

Plus que de dépression résistante, il nous apparait donc s’agir d’une dépression pour laquelle le traitement médicamenteux est nécessaires mais insuffisant.

Il faut traiter les facteurs de résistance: sevrage d’alcool, aide psychothérapique.

Bilan somatique

Le bilan réalisé vise

  • A évaluer les conséquences de la consommation d’alcool, de tabac et des perturbations métaboliques (surpoids, diabète, hyper uricémie), en particulier, le retentissement hépatique et cardio-vasculaire.
  • Il comporte un bilan biologique incluant notamment :

NFS Plaquettes, Ionogramme plasmatique, Bilan rénal, Glycémie, Hémoglobine glyquée, Bilan lipidique, Bilan hépatique, Uricémie

  • Il comporte également une consultation auprès d’un cardiologue (ECG, éventuellement échographie, épreuve d’effort).
  • En fonction des points d’appel clinique, nous réalisons :

Une échographie hépato-pancréato-biliaire

Un dosage des enzymes pancréatiques

Une radio de thorax voire un TDM thoraco-abdominal.

Un bilan ophtalmologique (retentissement du diabète)

  • Nous prenons contact avec son médecin traitant pour discuter et affiner ce bilan.
  • A rechercher des facteurs étiologiques ou favorisants de cet état dépressif :

Bilan phosphocalcique, Bilan thyroïdien T4, TSH, Eventuellement dosage de la PTH en fonction du bilan phosphocalcique, TDM cérébrale

Stéatose hépatique : quelles conséquences pour la prise en charge ?

Le patient présente une stéatose hépatique sans cirrhose ni hépatite alcoolique. (Augmentation isolée des Gamma-GT, foie hyperéchogène), favorisée par la consommation d’alcool et le syndrome métabolique.

  • En plus de l’arrêt de l’alcool, le patient doit suivre scrupuleusement des mesures hygiéno-diététiques (perte de poids, régime hypo glucidique et hypo lipidique).

Le traitement d’une dyslipidémie associée et notamment d’une hypertriglycéridémie pourra se justifier si celle-ci persiste malgré l’arrêt de l’alcool et les mesures hygiéno diététiques.

  • Sur le plan du traitement médicamenteux, deux impératifs se conjuguent : éviter ou limiter la toxicité hépatique des traitements et adapter leur posologie pour éviter un surdosage. A noter qu’une augmentation de la toxicité hépatique risque d’entrainer une augmentation des taux plasmatiques et inversement.
  • Afin de prévenir le risque de toxicité hépatique, même en l’absence d’hépatite ou de cirrhose, il s’agit de limiter le nombre de molécules prescrites et leur posologie. Des données récentes de la littérature (Begriche et al, 2011) décrivent en effet une toxicité accrue de nombreuses molécules sur le métabolisme hépatique mitochondrial et lipidique, notamment en cas de consommation chronique d’alcool, de diabète, de surcharge pondérale et de stéatose hépatique pré existante. De fait, nous opterons pour un nombre restreint de molécules afin de limiter l’hépatoxicité et les interactions médicamenteuses (augmentant également le risque d’hépatoxicité). Dans ce contexte, il parait judicieux de choisir des molécules (notamment pour un antidépresseur) pour lesquelles nous disposons de données et d’un recul suffisants concernant leur toxicité hépatique. Une surveillance régulière du bilan hépatique sera pratiquée.
  • Afin d’éviter un surdosage, nous réduisons de principe les posologies de moitié, en augmentant progressivement ces posologies, en fonction des effets thérapeutiques attendus et d’éventuels effets indésirables. Si cela est possible, une mesure des taux plasmatiques sera réalisée. Même en l’absence de cirrhose, d’hépatite ou d’insuffisance hépato-cellulaire, il semble en effet que la stéatose s’accompagne d’une modification de l’activité des enzymes et transporteurs impliqués dans le métabolisme des médicaments. (Buechler et al, 2011)
  • Une consultation puis un suivi spécialisé en hépatologie sont mis en place durant cette hospitalisation.

Informations données au patient sur les interactions entre l’alcool et les médicaments

  • Les interactions entre l’alcool et les médicaments modifient la pharmacocinétique des médicaments. En effet, l’alcool modifie le métabolisme des médicaments et augmente notamment la synthèse du cytochromeP450 2E1, impliqué dans la dégradation d’un grand nombre de substances. Cet effet d’induction enzymatique peut alors entrainer une diminution des taux plasmatiques des molécules et donc une diminution de leurs effets thérapeutiques. D’une manière générale, l’alcool peut augmenter la toxicité de certains médicaments et certains médicaments augmenter la toxicité de l’alcool. (Lane et al, 1985 ; Mattila, 1990 ; Fraser 1997)
  • Les interactions entre l’alcool et les médicaments interviennent aussi à un niveau pharmacodynamique. A ce titre, l’alcool est dépressogène au long cours (en partie par une diminution de la transmission aminergique) et annihile de fait les effets des antidépresseurs. L’alcool peut également majorer les effets sédatifs ou confusiogènes de certains traitements. (Fraser 1997 ; Weathermon et al, 1999)

Ce patient devra poursuivre le traitement antidépresseur sur une longue période. Néanmoins, compte tenu des interactions pharmacocinétiques et pharmacodynamiques décrites plus haut entre l’alcool et les médicaments, nous lui communiquons les informations et conseils suivants :

  • L’alcool est dépressogène et annihile les effets thérapeutiques des antidépresseurs la guérison de sa maladie dépressive n’interviendra qu’à la condition d’un arrêt total et durable (voire définitif) de la consommation d’alcool.
  • Le fait que l’alcool puisse majorer la toxicité hépatique et les effets indésirables des psychotropes contre indique la consommation d’alcool. En cas de consommation d’alcool, nous conseillons au patient d’arrêter les traitements anxiolytiques notamment les benzodiazépines mais de ne pas interrompre totalement l’antidépresseur, du fait du risque d’aggravation de la symptomatologie anxiodépressive et consécutivement de la consommation d’alcool.

Bibliographie

Begriche K, Massart J, Robin MA, Borgne-Sanchez A, Fromenty B. Drug-induced toxicity on mitochondria and lipid metabolism: mechanistic diversity and deleterious consequences for the liver.J Hepatol. 2011 Apr;54(4):773-94. Epub 2010 Nov 17.

Buechler C, Weiss TS. Does hepatic steatosis affect drug metabolizing enzymes in the liver? Curr Drug Metab. 2011 Jan;12(1):24-34.

Fraser AG.Pharmacokinetic interactions between alcohol and other drugs. ClinPharmacokinet. 1997 Aug;33(2):79-90.

Lane EA, Guthrie S, Linnoila M.Effects of ethanol on drug and metabolite pharmacokinetics.ClinPharmacokinet. 1985 May-Jun;10(3):228-47. Review.

Mattila MJ. Alcohol and drug interactions.Ann Med. 1990;22(5):363-9.

Tanaka E. Toxicological interactions involving psychiatric drugs and alcohol: an update. J Clin Pharm Ther. 2003 Apr;28(2):81-95.

Weathermon R, Crabb DW.Alcohol and medication interactions. Alcohol Res Health. 1999;23(1):40-54.

Accédez à ce contenu en vous identifiant

Entrez vos identifiants

Mot de passe oublié?

Pas encore inscrit ? Créer votre compte

  • Accédez aux ressources du congrès
  • Regardez les vidéos des sessions sélectionnées
  • Consultez la bibliothèque de cas
  • Et encore plus...
Inscrivez-vous !

Dernières actualités

Dépression résistante : et après ?

La dépression résistante concerne jusqu’à 30% des épisodes dépressifs majeurs. Quelle stratégie adopter pour favoriser et maintenir la rémission ?

Faut-il préparer son summer body ?

Jean-Del Burdairon explique en quoi les agonistes du GLP-1 pourraient changer la donne face à l’obésité iatrogène, fréquente chez les patients en psychiatrie.

Webconférence "Grand témoin" avec Frank Bellivier

Dans cette webconférence proposée par APM News, la journaliste Valérie Lespez reçoit Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, pour un échange autour des missions et priorités de sa délégation

La vie sans les benzodiazépines

Découvrez des alternatives efficaces aux benzodiazépines pour traiter l’anxiété, de la phytothérapie aux thérapies intégratives en passant par la pharmacologie.